6 mars 2015

Le ravissement des innocents - Taiye Selasi

Avec le ravissement des innocents, Taiye Selasi fait une entrée remarquable dans le monde de la littérature. Celle qui n’aime pas qu’on lui assigne une identité particulière car  « our passport don’t define us» se définit comme une « multi-local » et une afropolitaine, comme en témoigne sa présentation sur son site internet :

« Born in London raised in Boston
lives in new york new delhi rome
writes stories essays scripts + books
makes pictures still + moving  »


Elle est d'ailleurs l’auteure du terme « afropolitan » depuis la rédaction de son article « Bye-Bye Barbar » (or What is an afropolitan?). Terme qui fait débat et qu'il ne faut pas confondre avec l’idée d’afropolitanisme du théoricien Achille Mbembe.
En somme,  je ne peux présenter Taiye Selasi par  un simple « cette auteure ghanéenne et nigériane ». Je dirai tout simplement que ses parents sont originaires du Ghana et du Nigéria.
Elle entame sa carrière dans la littérature avec sa première nouvelle « The Sex lives of African girls » publiée dans le magazine granta en 2011. Par la suite, encouragée par son amie et mentor, Toni Morrison, elle continuera son aventure littéraire en publiant son premier roman : le ravissement des innocents ou  Ghana Must Go , le titre original. 
Une œuvre au succès retentissant. Un portrait de famille remarquable. 

Le ravissement des innocents c’est l’histoire d'une famille. Une famille comme une autre, avec ses secrets, ses manquements, ses déchirements. Une famille avec ses différences, ses ‘clans’ que même la force du sang, le lien filiale ne semble pouvoir réunir et apaiser.
Pourtant, un évènement tragique les obligera à se rapprocher et se côtoyer de nouveau. Un évènement qui réveillera le souvenir du premier drame qui aura bouleversé l’équilibre de la famille : le jour où Kweku Sai ne rentra pas. Le jour où il ne revint plus jamais,  abandonnant sa femme Folà, une nigériane et leurs quatre enfants : Olu, les jumeaux Taiwo et Kehinde et la petite dernière, la ‘préférée’ Sade. 
 C’est ce jour-là qu’un éloignement émotionnel commencera à se faire jour au sein de ce qu’il restera de cette famille. Un éloignement émotionnel qui sera accentué ensuite par l’éloignement géographique. La famille sera disloquée, éparpillée à travers le monde. Et puis chacun grandira, poursuivra sa voie et apprendra à vivre avec ou sans le reste de la famille. Les appels seront de plus en plus espacés, les nouvelles plus rares, les silences plus présents.
Jusqu’à ce nouveau drame. La mort. 



Sous la plume de Taiye Selasi la mort à quelque chose de sublime.  Elle est poétique. Elle est l’occasion d’introspection, de flux et reflux de souvenirs, d’évènements et de sensations qui ont marqués toute une famille. Elle est pleine de vie car elle fait écho à d'autres épisodes de mort mais surtout de vie. C’est à travers la mort que l’on découvrira cette famille avec des va-et-vient incessant entre le passé et le présent, entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. C’est aussi ce qui rend le livre complexe car on a le sentiment de prendre l’histoire en plein vol. On n’y comprend rien au départ. Quelqu'un est en train de mourir et sa mort nous fait parcourir le monde, dans la vie de différents personnages, à des époques et moments différents de leur vie. L'histoire va se dessiner au fur et à mesure comme une toile d’araignée, elle prendra forme et on y verra plus clair.

On découvrira les différents univers de chacun des membres de cette famille, aux trajectoires diverses; depuis l'enfance jusqu’à l’âge adulte et au moment du tragique évènement. L’auteure nous fera surtout voyager dans leur cœur. Leurs craintes, faiblesses et blessures seront dévoilées.  Leurs choix sembleront plus compréhensibles. On découvrira également leur sentiment par rapport à leur entourage, les différences, jalousie, incompréhension entre frères et sœurs, le poids de la distance sur les relations.

La mort est également sublime car dans cette histoire elle permet à une famille de renouer. Elle est comme une rupture qui permet de reprendre les histoires là où on les avait laissées, pour mieux repartir. Elle rappelle l’inanité des choses. Elle oblige à se retrouver, à se parler, à tenter de reconnecter et essayer de se comprendre alors qu'on s’était résigné.

« Le bonheur de les avoir tous à la maison est douloureux »  p265

À travers l'histoire de cette famille qui se déploie sur plusieurs continent, l’auteure abordera de nombreux thèmes tels que la question des déplacements volontaires ou subi, celle de la perception des africains à l’étranger et leur relations avec les différentes communautés noires, blanches et non-blanche. La perception des africains vivant à l’étranger par les africains du continent  notamment la question du retour en vacances en Afrique ou d’une installation sur le plus long terme.   Les personnages de l’auteure sont des afropolitain, selon la définition de Taiye Selasi. Bien que durant de longues années le continent africain ait été ‘abstrait’ pour les enfants du couple, l’Afrique était présente dans leur vie, en raison de leurs prénoms et patronyme singuliers dans un monde occidental. Ainsi tout comme le ‘poids’ de leur prénom, l'Afrique plane au-dessus de tout le récit qui est émaillé d’anecdotes, d’explications et de références culturelle, politique et historique relatives au Ghana et au Nigéria. 

C’est un livre durant lequel le lecteur est obligé de se concentrer car l’auteure fait d'importantes digressions et d’incessants retours en arrière, alors on peut facilement perdre le fil. Pendant ma lecture, je me suis parfois demandé si pour écrire un livre pareil, il ne fallait pas être une personne particulièrement loquace. J’ai l’impression qu'elle écrit comme elle pense. Que lorsqu’elle pense, plein de choses lui passent par la tête en même temps. Un évènement la pousse à rebondir sur un autre évènement ou sur une histoire qu’elle a entendu ou encore sur une personne, alors elle écrirait comme ça; comme à l’oral, en donnant tous les détails, en mentionnant tout ce à quoi, ce dont elle parle, lui fait penser. 
Ce livre est d'autant plus complexe qu’il est poétique, avec une attention particulière accordée aux détails… La découverte de nouveaux mots est garantie (en tout cas, en ce qui me concerne).

Il semble que pour réaliser cette œuvre, l’auteure se soit fortement inspirée de son vécu et de son histoire familiale. Taiye Selasi est issue d’une fratrie de quatre enfants, dont les parents sont ghanéens et nigérian, avec un père médecin, qu'elle a connu à l’âge de douze ans. Elle est née à Londres, a grandi à Boston et vécu à New Delhi, New York et Londres. Elle se qualifie elle-même d’afropolitaine.  Tout comme ses personnages, bien qu’ayant grandi loin de l’Afrique, il semble qu’à un moment crucial de leur vie, ce continent les rappellera. 

Ainsi, bien que n’aimant pas qu'on la 'réduise' à ses origines africaines, Taiye rend tout de même hommage aux pays de ses parents, à travers l’histoire d’une famille d’origine africaine, qui a vu son destin basculer et qui finira par se retrouver sur le continent.
Un livre que je recommande vivement !

Collection du monde entier, Gallimard.


25 févr. 2015

La légende de l'Abyssa - Claire Porquet

En l’espace de quelques jours seulement après le début du mois de janvier, j’ai réussi à faire une entorse à une de mes résolutions : ne plus acheter de nouveaux livres tant que je n’ai pas lu ceux que j’ai déjà et que je contemple…
Pour me donner bonne conscience quand je me suis offert celui-ci, je me suis efforcée de me rappeler que lors de mes recherches à Grand-Bassam, quelques rares personnes l’avaient mentionné durant des interviews…
C’était donc pour la bonne cause que je cédais, pour la recherche… Et je n’ai pas regretté bien que mon avis soit partagé…

La part de l’auteure pour sa communauté

Dès les premières pages, le ton est donné. La préface est signée « Sa Majesté Awoulae Amon Tanoe roi des N’zima Kotoko de Côte d’Ivoire, Grand-Bassam » p.10 puis dans son avant-propos l’auteure nous parle de l’urgence d’un retour aux sources afin de ralentir l’avènement de nouvelles échelles de valeurs qui semblent nous pousser à des comportements inquiétants. Toujours selon l’auteure la fête de l’Abissa qui est un « festival de réjouissances populaires à caractères mystiques »p12, permet aux peuples N’Zima Kotoko de faire la promotion de ses us et coutumes, et l’enracinement dans sa propre culture par de telles manifestations par exemple serait le « gage d’un meilleur apprentissage des valeurs occidentales ». Puis elle nous invite à apprécier les richesses de ce peuple dont elle nous parlera à travers son histoire.
J’ai donc, dès le début eu le sentiment que ce livre était en quelque sorte la contribution de l’auteure à une meilleure connaissance d’une importante tradition de son peuple et surtout à sa promotion.

Une histoire à visée pédagogique

Dans la légende de l’Abyssa, cette tradition N’zima nous est racontée sous deux formes : une épique et une autre plus ‘réelle’, descriptive, car les personnages principaux iront assister à la fête et l’auteure nous rapporte les évènements dont ils sont témoins.

Dans la forme épique, tante N’dèdè de Grand-Bassam est accueillie par sa sœur Akouba à Abidjan. À l’occasion de son arrivée, Gnakou Bilé, le mari d’Akouba invite les voisins pour une soirée spéciale durant laquelle ils écouteront la légende de l’Abyssa racontée par cette « agréable conteuse ». Kodjo et Echua les enfants de Bilé et Akouba attendent ce moment avec impatience. L’arrivée des invités est une véritable libération. Tout le monde s’installe et tante Akouba commence l’histoire.
Elle nous raconte donc le mythe de la naissance de l’Abissa. Toutefois cette version diffère un peu de ce que j’ai pu entendre durant mes recherches. L’auteure semble avoir ajouté de nombreux éléments à la légende pour tenir le jeune lecteur en haleine, mais surtout pour tenter d’expliquer et de comprendre d’où viennent certaines pratiques que l’on retrouve encore dans nos villages aujourd’hui.

Toutefois, certaines scènes décrites avec une remarquable précision semblent relever de la réalité. En les parcourant, pendant quelques secondes, je me suis revue à Bassam en train d’assister à ce type d’évènement. J’en ai déduit que l’auteure les avait sûrement vécues… Mais ce n’est pas le sujet.

Les chapitres ‘ le voyage à Grand-Bassam’ mais surtout la ‘conférence’ me font affirmer également avec certitude que l’auteure à assister à la conférence dont elle parle et ce d’autant plus que le professeur Agbroffi et Mr Louis Kouamé Abrima, sont des personnes qui existent bel et bien. 

Ainsi, nous quittons la fiction pour être dans un genre un peu plus journalistique. En effet, l’auteure détaillera le déroulement de la conférence à savoir, l’arrivée des invités, les propos tenus par le Pr Agbroffi et Monsieur Abrima. Cette partie me semble un peu rébarbative pour de jeunes enfants, car il s’agit d’une succession d’informations sur le peuple N’zima mises bout à bout, sans véritable structure ou ‘simplification’ pour maintenir l’intérêt des enfants...






Une allure de reportage

Enfin dans la dernière partie, l’Abissa nous est racontée sous sa dernière forme, ou devrai-je plutôt dire rapportée. En effet, tante N’dèdè s’est rendue à Bassam avec Kodjo et Echua. Ils retrouvent leurs cousins avec lesquelles ils vont assister pour la première fois à l’Abissa, durant une semaine entière. L’auteure nous racontera chacune des journées et leurs lots d’évènements, accompagné d’explications. Elle en profite pour rendre hommage à quelque membre de la communauté N’zima qu’elle semble connaître.

Dans cette partie, les enfants iront à la découverte de la ville elle-même. J’ai bien aimé le fait qu’au-delà de l’Abissa l’auteure nous parle brièvement des monuments et bâtiments de la ville. Je pense qu’il est important d’en parler pour que tout le monde puisse en apprendre davantage sur les différentes richesses et facettes de Grand-Bassam. Toutefois, la façon par laquelle l’auteure suscitera un intérêt pour la découverte des bâtiments chez les enfants m'a fortement déplu. 

Le dernier chapitre est de loin, le meilleur de tous. J’avais le sentiment d’être en train d’assister à la fête et les anecdotes rapportées m’ont rappelée quelques moments forts que j’ai moi-même vécu durant l’Abissa. 

Dans l’ensemble c’est un livre intéressant qui permettra aux enfants de découvrir une culture, une pratique actuelle et par la même occasion d'enrichir leur vocabulaire. Les illustrations qui émaillent le récit permettront à ceux qui n’ont jamais assisté à l’Abissa, d’avoir un petit aperçu des moments forts de la célébration.

Et pour ceux qui souhaitent en savoir davantage sur l'Abissa, voici un article publié sur ce blog à ce sujet : L'Abissa 2014


Claire Porquet, la légende de l'Abyssa
NEI/CEDA