18 août 2015

Tels des astres éteints - Léonora Miano

Tels des astres éteints est le troisième roman de Léonora Miano. Contrairement à ses deux premières œuvres qui se déroulent en Afrique, celle-ci se déroule au « Nord », sur une terre appelée  « intra-muros de la Grande Ville ». On devine aisément qu’il s’agit de Paris bien que la ville ne soit jamais explicitement nommée.

C’est là que vivent les trois personnages principaux :Amok, Shrapnel et Amandla. Pourtant, très vite, le lecteur réalise que ces derniers y sont comme des ombres voire des fantômes. Chacun est hanté, à sa manière, par le « Continent », «le Pays-Premier » ou encore « La Terre Primordiale » et tout ce qui s’y rapporte. Leurs âmes y sont suspendues. Ils ne peuvent vivre dans le présent, se détacher du continent et de l’histoire qui s’y rattache. Ils semblent en porter le poids sur leurs épaules, et ce d’autant plus que leur couleur noire les ramène sans cesse à cet ailleurs.

Amok est africain. Il est issu d’une famille nantie dont le patronyme pourrait lui ouvrir toutes les portes auxquelles il voudrait frapper au pays. Malgré cela, il a décidé de fuir et de s’exiler en Europe. Son pays est synonyme de blessure et de culpabilité car son nom le ramène sans cesse à son histoire familiale, à son grand-père qui a été un « traître » en collaborant avec les colons.  Malgré son exil volontaire, l’Europe n’est pas un refuge pour lui. Il ne se sent pas chez lui et ne souhaite pas s’y enraciner. Il se renferme alors sur lui-même. Il s’efface.

Shrapnel est le meilleur ami d’Amok. Ils se connaissent depuis le pays où ils ont grandi ensemble. Il est arrivé en Europe dans des conditions plus difficiles. Mais pour lui, ce voyage n’était pas une fuite en avant. Marqué par l’abattage de l’arbre centenaire de son village et le déplacement contraint de sa communauté, il souhaitait voir le Nord afin de comprendre sa puissance, ce qui lui a permis de dominer son continent et de faire basculer son équilibre. Contrairement à son meilleur ami, Shrapnel est animé par un rêve qui lui permet d’envisager un enracinement au Nord. Il se (sur)investit.

Amandla quant-à-elle, vient de Guyane. Elle n’a jamais mis les pieds en Afrique. Pourtant, élevée par une mère adepte du rastafarisme, son regard est tourné vers le Continent. L’Afrique est  la terre primordiale, sa terre promise. Le seul endroit où elle sera chez elle. En attendant, elle vivote en Occident et rêve d’une terre dont elle ignore les réalités ou qu’elle choisit de sublimer. Elle s’accroche à une Afrique mythique, « dépassée », dont elle prie les divinités. Elle attend patiemment de se lier à un homme du continent, avec lequel elle pourrait opérer un « retour » chez elle.




À travers ces trois personnages, l’auteure explore les différentes manières d’être noir ou « d’habiter cette carnation » (p190) lorsqu’on vit au Nord. Pour certains, elle définit entièrement l’identité, en devient l’unique composante et oriente toutes les actions. Pour d’autres au contraire, elle a peu d’impact sur la façon de se définir ou d’agir. Malgré leur position différente, chacun des personnages finit par se retrouver dans une impasse.

La position de chacun s’inscrit souvent dans la tradition de pensées d’un mouvement de la conscience noire. À travers l’examen de ces derniers, l’auteure interroge la place de l’Afrique dans l’imaginaire de sa diaspora. Afrocentricité, rastafarisme, panafricanisme, nationalisme noir sont presque étudiés pour relever leurs apports à l’histoire des noirs, ne serait-ce parce qu’ils ont permis de créer des rêves (des utopies aussi ?) et des échappatoires mentales. Toutefois, l’auteure s’attèle surtout à relever leurs contradictions, celles de leurs leaders et leurs limites. À chaque argument est présenté un contre argument. Les personnages y débattent et opposent leurs positions…

…Pourtant il n’y a aucun dialogue dans le roman. C’est une des choses qui m’a particulièrement frappée. Les personnages ne dialoguent pas. Ce sont leurs errements intellectuels, leurs pensées intimes qui sont juxtaposées et qui servent de réponses, arguments et contre-arguments. L’absence de dialogue permet de souligner leur chaos intérieur, leur enfermement dans leur position respective. Les premières pages du roman, notamment  dans le chapitre « Afro Blue » - première partie,  illustrent bien cette sensation d’enfermement, de repli sur soi. Les phrases sont travaillées et courtes. Le rythme est saccadé et donne une sensation de suffocation. Il traduit bien la situation d’Amok. La partie II du même chapitre, offre un rythme différent. On rentre dans la vie de Shrapnel, qui contrairement à Amok est plein de vitalité et d’enthousiasme pour le rêve qu’il poursuit. Le rythme est plus entrainant, moins sombre. C’est d’ailleurs lorsque j’ai abordé l’histoire de Shrapnel que j’ai réalisé que je n’avais pas aimé la première partie, sur Amok. Et j’ai compris pourquoi. Elle était difficile à lire en raison de ce qui y est raconté et du style employé par l’auteur. Dans la partie sur Shrapnel, l’étau semble se desserrer un peu pour finalement se resserrer quand vient la partie sur Amandla.

Malgré le style de l’auteur et la sensation de mal-être qu’il induit, j’ai beaucoup aimé Tels des astres éteints. Pour celles et ceux qui, comme moi, sont passionnés par les questions de la conscience noire, qui ont déjà flirté avec certains de ces mouvements et qui aiment les essais sur ces sujets, c’est un roman passionnant. Un roman qui a des allures d’essai. Mais, pour celles et ceux qui ne s’intéressent pas du tout à ces questions, la lecture peut sembler fastidieuse. En effet, le roman est émaillé d’importantes notes de bas de page, de références historiques, littéraires, ect. Elle fait également de nombreuses allusions à des personnages historiques ou contemporains qui ont fait l’histoire (noire) sans jamais les nommer. Enfin, il n’y a pas vraiment d’intrigue. Disons que l’histoire est un peu plate. Ce sont plutôt les idées qui y sont développées qui sont intéressantes.

C’est un livre soul/jazzy qui se présente comme un album musical, avec une intro, des titres (de chapitre) et une outro. La musique a une place importante tout au long de l’histoire. L’auteure évoque de nombreuses chansons et leurs compositeurs/interprêtes. De plus, certains personnages vivent avec la musique. Elle leur permet de réguler leur période difficile, de s’évader ou de pleurer.

J’ai particulièrement aimé la toute dernière partie intitulée Outro. Dans celle-ci, l’auteure nous éclaire finalement sur le propos articulé tout au long du livre. Elle donne sa position sur toutes ces questions et semble dire que tous ces mouvements ne constituent plus des réponses suffisantes ou adéquates pour appréhender les défis d’aujourd’hui. Il faut « digérer sa peine » et « trouver comment être ce peuple du milieu » (p370). Ces quelques pages m’ont beaucoup fait penser à l’idée de Renaissance historique appliquée à l’Afrique et qui donne le paradigme la Renaissance Africaine. Sauf que cette renaissance, qu’elle appelle « régénérescence » (p 371),  elle la recommande à l’échelle individuelle. Elle invite finalement chaque être à reprendre en main les ressorts de sa propre historicité (Cheikh Anta Diop). À ne plus se définir par rapport à l’extérieur, le regard du Nord et à ne plus se déterminer uniquement par la couleur.


Pocket


Merci à Mathieu pour ce cadeau

1 août 2015

La fille du roi araignée - Chibundu Onuzo

Après quelques mois d'absence en raison de la rédaction de mon mémoire de recherche, me revoilà!

Née en 1991, Chibundu Onuzonée en 1991 est aujourd’hui considérée comme une des auteures nigérianes les plus prometteuses. Elle entame, en effet, l’écriture de ce premier roman à 17 et devient en 2012, à 19 ans, la plus jeune auteure publiée par la maison d’édition Faber & Faber. Actuellement doctorante en histoire au King’s College, elle a récemment été classée parmi les vingt-cinq femmes les plus influentes d’Afrique par The Guardian. Ce roman a été sélectionné pour le prix Dylan Thomas.

La fille du roi araignée c’est l’histoire d’amour improbable entre Abike Johnson, fille d’un riche magnat nigérian et Runner G, un jeune vendeur ambulant qu’elle rencontre dans une rue de Lagos. Les deux jeunes que presque tout oppose, défient les codes et les préjugés de leur entourage pour vivre leur amour. Grâce à Runner G, Abike découvre un Lagos dont elle ignore tout : les quartiers malfamés, la nourriture de rue, ect. Malgré ses doutes quant à l’avenir de leur relation, le colporteur se dépasse afin de pouvoir entretenir la flamme. Un jour pourtant, une découverte bouleversante sur Abike et sa famille fera tout vaciller. Leur histoire d’amour prend soudain une tournure surprenante. Le roman se transforme alors en thriller. Runner G mène l’enquête. Certaines informations le pousseront à prendre une décision implacable.  




La première partie du roman se concentre sur leur histoire d’amour. Chacun des moments partagés est raconté en deux temps, d’abord selon la perspective d’Abike puis selon celle de Runner G. Cette partie m’a donc semblée très longue en raison des scènes redondantes.  La seconde partie est celle du thriller, avec quelques invraisemblances et faits presque prévisibles. Mais il faut se rappeler que l’auteure était très jeune au moment de la rédaction.  La fin de l’histoire, quant-à-elle m’a semblée un peu expédiée, ce que j'ai regretté car les toutes dernières pages étaient les plus intéressantes. Elles ont réussi à me surprendre et à m’arracher un sourire.
Il semble qu’au final Runner G ait lui aussi été pris dans la toile d’araignée.

Je n’ai pas du tout aimé le personnage d’Abike, une enfant gâtée, qui méprise son entourage et aime avoir le contrôle sur tout et sur tout le monde. En anglais on dirait que c’est une « control freak ». Je n’ai pas compris son jeu de la Frustration qui a donné lieu à une scène d’une violence inouïe dès le début du roman. J’ai apprécié Runner G, le seul personnage qui avait de la poigne et qui n’avait pas peur de lui tenir tête. Je me suis d’ailleurs demandé si ce n’était pas cela qui avait suscité autant d’intérêt de la part d’Abiké pour ce colporteur. « Il était différent » comme elle aimait le dire.

C’est un livre dont j’avais beaucoup entendu parler et qui m’a finalement quelque peu déçue. Je pense que la seule chose vraiment fantastique à son sujet est qu’il ait été écrit par une très très jeune femme. Je me rappelle qu’à mes 17 ans, j’avais bien d’autres soucis et ambitions.

Merci à Steve-Léo qui m'a offert ce livre ! 

6 mars 2015

Le ravissement des innocents - Taiye Selasi

Avec le ravissement des innocents, Taiye Selasi fait une entrée remarquable dans le monde de la littérature. Celle qui n’aime pas qu’on lui assigne une identité particulière car  « our passport don’t define us» se définit comme une « multi-local » et une afropolitaine, comme en témoigne sa présentation sur son site internet :

« Born in London raised in Boston
lives in new york new delhi rome
writes stories essays scripts + books
makes pictures still + moving  »


Elle est d'ailleurs l’auteure du terme « afropolitan » depuis la rédaction de son article « Bye-Bye Barbar » (or What is an afropolitan?). Terme qui fait débat et qu'il ne faut pas confondre avec l’idée d’afropolitanisme du théoricien Achille Mbembe.
En somme,  je ne peux présenter Taiye Selasi par  un simple « cette auteure ghanéenne et nigériane ». Je dirai tout simplement que ses parents sont originaires du Ghana et du Nigéria.
Elle entame sa carrière dans la littérature avec sa première nouvelle « The Sex lives of African girls » publiée dans le magazine granta en 2011. Par la suite, encouragée par son amie et mentor, Toni Morrison, elle continuera son aventure littéraire en publiant son premier roman : le ravissement des innocents ou  Ghana Must Go , le titre original. 
Une œuvre au succès retentissant. Un portrait de famille remarquable. 

Le ravissement des innocents c’est l’histoire d'une famille. Une famille comme une autre, avec ses secrets, ses manquements, ses déchirements. Une famille avec ses différences, ses ‘clans’ que même la force du sang, le lien filiale ne semble pouvoir réunir et apaiser.
Pourtant, un évènement tragique les obligera à se rapprocher et se côtoyer de nouveau. Un évènement qui réveillera le souvenir du premier drame qui aura bouleversé l’équilibre de la famille : le jour où Kweku Sai ne rentra pas. Le jour où il ne revint plus jamais,  abandonnant sa femme Folà, une nigériane et leurs quatre enfants : Olu, les jumeaux Taiwo et Kehinde et la petite dernière, la ‘préférée’ Sade. 
 C’est ce jour-là qu’un éloignement émotionnel commencera à se faire jour au sein de ce qu’il restera de cette famille. Un éloignement émotionnel qui sera accentué ensuite par l’éloignement géographique. La famille sera disloquée, éparpillée à travers le monde. Et puis chacun grandira, poursuivra sa voie et apprendra à vivre avec ou sans le reste de la famille. Les appels seront de plus en plus espacés, les nouvelles plus rares, les silences plus présents.
Jusqu’à ce nouveau drame. La mort. 



Sous la plume de Taiye Selasi la mort à quelque chose de sublime.  Elle est poétique. Elle est l’occasion d’introspection, de flux et reflux de souvenirs, d’évènements et de sensations qui ont marqués toute une famille. Elle est pleine de vie car elle fait écho à d'autres épisodes de mort mais surtout de vie. C’est à travers la mort que l’on découvrira cette famille avec des va-et-vient incessant entre le passé et le présent, entre l’Afrique, l’Amérique et l’Europe. C’est aussi ce qui rend le livre complexe car on a le sentiment de prendre l’histoire en plein vol. On n’y comprend rien au départ. Quelqu'un est en train de mourir et sa mort nous fait parcourir le monde, dans la vie de différents personnages, à des époques et moments différents de leur vie. L'histoire va se dessiner au fur et à mesure comme une toile d’araignée, elle prendra forme et on y verra plus clair.

On découvrira les différents univers de chacun des membres de cette famille, aux trajectoires diverses; depuis l'enfance jusqu’à l’âge adulte et au moment du tragique évènement. L’auteure nous fera surtout voyager dans leur cœur. Leurs craintes, faiblesses et blessures seront dévoilées.  Leurs choix sembleront plus compréhensibles. On découvrira également leur sentiment par rapport à leur entourage, les différences, jalousie, incompréhension entre frères et sœurs, le poids de la distance sur les relations.

La mort est également sublime car dans cette histoire elle permet à une famille de renouer. Elle est comme une rupture qui permet de reprendre les histoires là où on les avait laissées, pour mieux repartir. Elle rappelle l’inanité des choses. Elle oblige à se retrouver, à se parler, à tenter de reconnecter et essayer de se comprendre alors qu'on s’était résigné.

« Le bonheur de les avoir tous à la maison est douloureux »  p265

À travers l'histoire de cette famille qui se déploie sur plusieurs continent, l’auteure abordera de nombreux thèmes tels que la question des déplacements volontaires ou subi, celle de la perception des africains à l’étranger et leur relations avec les différentes communautés noires, blanches et non-blanche. La perception des africains vivant à l’étranger par les africains du continent  notamment la question du retour en vacances en Afrique ou d’une installation sur le plus long terme.   Les personnages de l’auteure sont des afropolitain, selon la définition de Taiye Selasi. Bien que durant de longues années le continent africain ait été ‘abstrait’ pour les enfants du couple, l’Afrique était présente dans leur vie, en raison de leurs prénoms et patronyme singuliers dans un monde occidental. Ainsi tout comme le ‘poids’ de leur prénom, l'Afrique plane au-dessus de tout le récit qui est émaillé d’anecdotes, d’explications et de références culturelle, politique et historique relatives au Ghana et au Nigéria. 

C’est un livre durant lequel le lecteur est obligé de se concentrer car l’auteure fait d'importantes digressions et d’incessants retours en arrière, alors on peut facilement perdre le fil. Pendant ma lecture, je me suis parfois demandé si pour écrire un livre pareil, il ne fallait pas être une personne particulièrement loquace. J’ai l’impression qu'elle écrit comme elle pense. Que lorsqu’elle pense, plein de choses lui passent par la tête en même temps. Un évènement la pousse à rebondir sur un autre évènement ou sur une histoire qu’elle a entendu ou encore sur une personne, alors elle écrirait comme ça; comme à l’oral, en donnant tous les détails, en mentionnant tout ce à quoi, ce dont elle parle, lui fait penser. 
Ce livre est d'autant plus complexe qu’il est poétique, avec une attention particulière accordée aux détails… La découverte de nouveaux mots est garantie (en tout cas, en ce qui me concerne).

Il semble que pour réaliser cette œuvre, l’auteure se soit fortement inspirée de son vécu et de son histoire familiale. Taiye Selasi est issue d’une fratrie de quatre enfants, dont les parents sont ghanéens et nigérian, avec un père médecin, qu'elle a connu à l’âge de douze ans. Elle est née à Londres, a grandi à Boston et vécu à New Delhi, New York et Londres. Elle se qualifie elle-même d’afropolitaine.  Tout comme ses personnages, bien qu’ayant grandi loin de l’Afrique, il semble qu’à un moment crucial de leur vie, ce continent les rappellera. 

Ainsi, bien que n’aimant pas qu'on la 'réduise' à ses origines africaines, Taiye rend tout de même hommage aux pays de ses parents, à travers l’histoire d’une famille d’origine africaine, qui a vu son destin basculer et qui finira par se retrouver sur le continent.
Un livre que je recommande vivement !

Collection du monde entier, Gallimard.


25 févr. 2015

La légende de l'Abyssa - Claire Porquet

En l’espace de quelques jours seulement après le début du mois de janvier, j’ai réussi à faire une entorse à une de mes résolutions : ne plus acheter de nouveaux livres tant que je n’ai pas lu ceux que j’ai déjà et que je contemple…
Pour me donner bonne conscience quand je me suis offert celui-ci, je me suis efforcée de me rappeler que lors de mes recherches à Grand-Bassam, quelques rares personnes l’avaient mentionné durant des interviews…
C’était donc pour la bonne cause que je cédais, pour la recherche… Et je n’ai pas regretté bien que mon avis soit partagé…

La part de l’auteure pour sa communauté

Dès les premières pages, le ton est donné. La préface est signée « Sa Majesté Awoulae Amon Tanoe roi des N’zima Kotoko de Côte d’Ivoire, Grand-Bassam » p.10 puis dans son avant-propos l’auteure nous parle de l’urgence d’un retour aux sources afin de ralentir l’avènement de nouvelles échelles de valeurs qui semblent nous pousser à des comportements inquiétants. Toujours selon l’auteure la fête de l’Abissa qui est un « festival de réjouissances populaires à caractères mystiques »p12, permet aux peuples N’Zima Kotoko de faire la promotion de ses us et coutumes, et l’enracinement dans sa propre culture par de telles manifestations par exemple serait le « gage d’un meilleur apprentissage des valeurs occidentales ». Puis elle nous invite à apprécier les richesses de ce peuple dont elle nous parlera à travers son histoire.
J’ai donc, dès le début eu le sentiment que ce livre était en quelque sorte la contribution de l’auteure à une meilleure connaissance d’une importante tradition de son peuple et surtout à sa promotion.

Une histoire à visée pédagogique

Dans la légende de l’Abyssa, cette tradition N’zima nous est racontée sous deux formes : une épique et une autre plus ‘réelle’, descriptive, car les personnages principaux iront assister à la fête et l’auteure nous rapporte les évènements dont ils sont témoins.

Dans la forme épique, tante N’dèdè de Grand-Bassam est accueillie par sa sœur Akouba à Abidjan. À l’occasion de son arrivée, Gnakou Bilé, le mari d’Akouba invite les voisins pour une soirée spéciale durant laquelle ils écouteront la légende de l’Abyssa racontée par cette « agréable conteuse ». Kodjo et Echua les enfants de Bilé et Akouba attendent ce moment avec impatience. L’arrivée des invités est une véritable libération. Tout le monde s’installe et tante Akouba commence l’histoire.
Elle nous raconte donc le mythe de la naissance de l’Abissa. Toutefois cette version diffère un peu de ce que j’ai pu entendre durant mes recherches. L’auteure semble avoir ajouté de nombreux éléments à la légende pour tenir le jeune lecteur en haleine, mais surtout pour tenter d’expliquer et de comprendre d’où viennent certaines pratiques que l’on retrouve encore dans nos villages aujourd’hui.

Toutefois, certaines scènes décrites avec une remarquable précision semblent relever de la réalité. En les parcourant, pendant quelques secondes, je me suis revue à Bassam en train d’assister à ce type d’évènement. J’en ai déduit que l’auteure les avait sûrement vécues… Mais ce n’est pas le sujet.

Les chapitres ‘ le voyage à Grand-Bassam’ mais surtout la ‘conférence’ me font affirmer également avec certitude que l’auteure à assister à la conférence dont elle parle et ce d’autant plus que le professeur Agbroffi et Mr Louis Kouamé Abrima, sont des personnes qui existent bel et bien. 

Ainsi, nous quittons la fiction pour être dans un genre un peu plus journalistique. En effet, l’auteure détaillera le déroulement de la conférence à savoir, l’arrivée des invités, les propos tenus par le Pr Agbroffi et Monsieur Abrima. Cette partie me semble un peu rébarbative pour de jeunes enfants, car il s’agit d’une succession d’informations sur le peuple N’zima mises bout à bout, sans véritable structure ou ‘simplification’ pour maintenir l’intérêt des enfants...






Une allure de reportage

Enfin dans la dernière partie, l’Abissa nous est racontée sous sa dernière forme, ou devrai-je plutôt dire rapportée. En effet, tante N’dèdè s’est rendue à Bassam avec Kodjo et Echua. Ils retrouvent leurs cousins avec lesquelles ils vont assister pour la première fois à l’Abissa, durant une semaine entière. L’auteure nous racontera chacune des journées et leurs lots d’évènements, accompagné d’explications. Elle en profite pour rendre hommage à quelque membre de la communauté N’zima qu’elle semble connaître.

Dans cette partie, les enfants iront à la découverte de la ville elle-même. J’ai bien aimé le fait qu’au-delà de l’Abissa l’auteure nous parle brièvement des monuments et bâtiments de la ville. Je pense qu’il est important d’en parler pour que tout le monde puisse en apprendre davantage sur les différentes richesses et facettes de Grand-Bassam. Toutefois, la façon par laquelle l’auteure suscitera un intérêt pour la découverte des bâtiments chez les enfants m'a fortement déplu. 

Le dernier chapitre est de loin, le meilleur de tous. J’avais le sentiment d’être en train d’assister à la fête et les anecdotes rapportées m’ont rappelée quelques moments forts que j’ai moi-même vécu durant l’Abissa. 

Dans l’ensemble c’est un livre intéressant qui permettra aux enfants de découvrir une culture, une pratique actuelle et par la même occasion d'enrichir leur vocabulaire. Les illustrations qui émaillent le récit permettront à ceux qui n’ont jamais assisté à l’Abissa, d’avoir un petit aperçu des moments forts de la célébration.

Et pour ceux qui souhaitent en savoir davantage sur l'Abissa, voici un article publié sur ce blog à ce sujet : L'Abissa 2014


Claire Porquet, la légende de l'Abyssa
NEI/CEDA

3 févr. 2015

Debout-payé - Gauz


Une chose dont je suis certaine : après avoir lu ce bouquin, je ne regarderai certainement plus les vigiles de la même façon. Je me demanderai souvent si un Gauz se cache en eux. Ou pire vous me direz, je les ‘verrai’ peut-être un peu plus.

Dans Debout-payé, celui qui s’est rebaptisé Gauz nous parle d’Ossiri, vigile ivoirien vivant en France, plus précisément à Paris. À travers lui, c’est toute l’histoire de la profession, du processus de recrutement en passant par les ‘circuits’ d’embauche, le jargon ou encore son évolution qui nous sera racontée.


 Les vigiles, ce sont ces ‘invisibles’ qui sont pourtant partout. Ici, sous nos tropiques, à Abidjan notamment, ils sont souvent habillés en t-shirt jaune, estampillé du nom de la société de gardiennage qui les emploie. En tout cas, pour les plus visibles d’entre eux. On les aperçoit, le plus  souvent assis à l’entrée des entreprises qui les emploient. Lorsqu’une personne, un client ou un employé arrive, ils se lèvent pour leur ouvrir la porte. On les aperçoit également à travers les guérites des villas cossues de la ville, où  ils sont également assis la plupart du temps, voire couchés en train de somnoler jusqu’à ce qu’une sonnerie retentisse et qu’ils soient obligés de se lever péniblement pour vérifier l’identité de celui qui souhaite entrer.


 En France, à Paris, le métier de vigile est tout autre. On les retrouve principalement dans des magasins, les grands magasins surtout. La façon de se vêtir dépend de l'enseigne où on travaille, selon qu’elle soit huppée ou un peu moins. Et puis en France, bien souvent, les Africains qui se retrouvent à exercer ce type de métier le doivent à leur réseau, l'urgence de trouver rapidement ‘quelque chose’ pour (sur)vivre ou encore au problème d’équivalence que posent leurs diplômes obtenus à l’étranger. Et oui!

Mais une chose est certaine, les vigiles de France, à l’inverse de ceux d’ici, ont une chose en commun : ce sont des Debout-payé autrement dit ceux qui sont payés pour rester debout.

Ainsi, dans Debout-payé la ‘condition de vigile’ en France est dévoilée.




C’est à travers la vie d’Ossiri, jeune ivoirien instruit, avec une situation stable en Côte d’Ivoire qui décidera pourtant d’aller ‘se chercher’ en France que Gauz nous entrainera dans le quotidien de ces invisibles. Ossiri se liera d’amitié avec le jeune Kassoum, lui aussi ivoirien et sans papiers, tout droit sorti du Colosse de Treichville, un ghetto d’Abidjan. Ils se retrouveront à faire le même métier de vigile.


Les chapitres racontant la vie d’Ossiri, ponctués d’incroyables digressions, sont souvent suivis de chapitres d’interludes aux titres savoureux dans lesquelles l’auteur nous raconte des anecdotes, analyses, questionnements, résultats des nombreuses heures que l’auteur a lui-même passé debout, alors qu’il était vigile. Le récit change alors de rythme, de type de narration. J'avais du mal au début avec les premiers chapitres d’interludes, car j'avais hâte de ‘rencontrer’ les personnages, connaître leur histoire. Mais j'ai fini par m'habituer à ces petites interruptions dans la narration pour apprécier la répartie et l’humour de l’auteur. Rien ni personne n’est épargné. On rigole. On s’arrête. On relit pour s’assurer qu’il a vraiment écrit cela. On appelle un proche qui sera réceptif pour lui en lire un passage. Ces chapitres d’interludes s’y prêtaient particulièrement bien.


Grâce à Ossiri, on découvre aussi un autre Paris. Le Paris africain à travers les yeux de ses sans-papiers, ses ‘étudiants’, leurs revendications et l’évolution’ de leur situation depuis les années 1960. L’auteur revisite de ‘grands évènements’ à travers le prisme de ses ‘invisibles’ de France pour nous offrir une histoire selon leur perspective. On voit comment changements politiques, bouleversement des perceptions à la suite d’évènements retentissants sur l’ensemble de la planète peuvent affecter leur quotidien en créant entre autres un sentiment d’insécurité plus important et une grande fébrilité dans les milieux que fréquentent ces personnes.


Au-delà de son style truculent, son humour percutant, sa capacité à revisiter certains adages, je retiens également les nombreuses ‘ivoirisations’ du langage. Je me suis sentie proche de l’auteur, car je comprends ses expressions, ses termes, ce qu'il insinue et surtout saisir de ‘petites choses’ qui parlent vraiment aux ivoiriens. Je dois dire que retrouver de telles références dans ce roman particulièrement intéressant, ont rendu sa lecture encore plus agréable.


Il y a tellement de choses à dire encore sur l'histoire, les personnages notamment la mère d’Ossiri, une véritable afrocentriste et les interrogations importantes que ses propos peuvent induire chez le lecteur ou encore les invitations à l'ouverture d’esprit et à la curiosité … mais je vais m’arrêter là.


 Finalement comme l’a si bien dit Ossiri à Kassoum :



 « Kassoum, juste parce que tu es là, tu es un homme meilleur. Meilleur que les gens du Colosse parce qu'ils ne connaîtront jamais Paris. Meilleur que les gens de Paris parce qu'ils ne connaîtront jamais le Colosse». p154

 J'ai envie de dire que Gauz est meilleur que nous, pas parce qu’il a connu Paris, Abidjan et je ne sais encore quel autre endroit, mais plutôt parce qu'il a su savamment, avec ingéniosité et humour, concilier ses  deux horizons, ses deux mondes et ses deux cultures pour nous offrir ce magnifique roman qui décrypte la société française, la société de consommation, à travers le regard affuté d'un ‘Debout-payé’ ivoirien.


Un roman audacieux, instructif. Un pari qui semble réussi pour l’auteur qui vient de se voir décerner le prix du meilleur premier roman français 2014 et le Prix des libraires Gibert Joseph 2014.

Le nouvel Attila
Meilleur premier roman français 2014
Prix des libraires Gibert Joseph 2014